Diana Jamborova Lemay – Question pour Jana. Comment avez-vous commencé à écrire Café Hyène ?
Jana Beňová – Quand j’étais enfant, je voulais avoir un chien et je l’ai eu ce chien rêvé. Mais, c’était un chien mauvais, méchant. La vérité est qu’il n’y a pas de chiens méchants, il n’y a que de mauvais maîtres. A l’époque, j’étais enfant, alors ce n’était pas de ma faute si ce chien était méchant, il avait été élevé par des membres de ma famille. Tous ont été mordus par le chien. Nous avions peur de lui. C’est là que j’ai commencé à écrire un roman, l’histoire d’un chien que tous les enfants rêvent d’avoir. Qui serait mon bon compagnon, mon ami, avec qui je passerais pleins d’histoires amusantes et agréables. Dans mon livre Café Hyène, je mets fin à l'histoire de ce chien. Son histoire se termine au moment où le personnage principal, une femme, finalement, le tue.
Diana Jamborova Lemay – Question pour Marek. Vous avez écrit beaucoup de livres, y compris pour les enfants, qui se déroulent en Afrique. Notamment des contes, mais aussi Le Guérisseur et Noir sur Noir. Dans votre dernier roman, Six étrangers, à paraître au Ver à soie, on revient en Slovaquie. Vous vous êtes inspiré de faits réels dont personne ne se souvient, et qui se sont déroulés durant les années 1920 dans une petite ville de Slovaquie où les villageois ont massacré des Rroms. Alors j’ai envie de vous demander s’il y a une différence entre écrire dans un écrin africain et écrire en milieu slovaque.
Lorsque je suis allé pour la première fois au Cameroun en 1997, j’avais déjà publié trois livres en Slovaquie. En écrivant, j’ai compris que l’environnement exerce une grande influence sur moi. Quand je plaçais les intrigues de mes histoires en Afrique, j’avais le sentiment d’être un écrivain plus libre. Dans beaucoup d’histoires africaines, la réalité est marquée par les esprits et par les dieux. Les histoires des conteurs africains me permettent de mieux incorporer les différents plans de la réalité à la fiction. Souvent, j’écris sur des choses très triviales, très basiques. Mais lorsque j’écris une histoire du point de vue d’une personne vulnérable – comme une personne en marge de la société, un alcoolique, quelqu’un qui aurait des problèmes psychiques ou encore un enfant -, si je situe les problèmes de cette personne dans un milieu Africain, la façon dont ce milieu va agir sur les actions de ces personnages apporte des réponses inattendues. Pour ce qui concerne les trois livres que j’ai publiés en Slovaquie, les critiques étaient bonnes. Elles ont souvent dit que j’ai très bien décrit la vie des pauvres Africains, mais ce n’était pas mon but, je décrivais pratiquement mon autobiographie. Alors je suis revenu à la Slovaquie, car je voulais savoir si cela allait changer quelque chose dans mon écriture et ma façon d’aborder l’œuvre. Finalement les critiques ont dit que cela ne changeait rien et que j’écrivais de la même façon. Au fond, Le Guérisseur n’est pas un guérisseur à proprement parlé. C’est quelqu’un qui aide, qui accueille. Actuellement, j’ai des réfugiées Ukrainiennes chez moi. C’est sans doute par là qu’on retrouve le trait autobiographique. Le Guérisseur n’est pas un guérisseur traditionnel, Africain etc. C’est juste une personne connectée à la vie.
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Virginie Symaniec – Comme beaucoup d’auteurs du Ver à soie, tu viens étonnement du théâtre mais pour écrire cette fois de la prose. Tu es un spécialiste de l’Allemagne et notamment de l’Allemagne de l’est. Tu m’as proposé de rédiger une sorte de saga qui serait celle de la famille Müller et dans Terre ciel enfer, le premier volume, nous découvrons cette famille le jour où on a posé la première brique du mur de Berlin. Peux-tu commencer par nous dire un peu d’où tu viens et aussi comment a commencé pour toi ce projet d’écriture ?
Laurent Maindon – Germaniste de formation universitaire, j’ai participé à un voyage d’études en avril 1986 à Berlin. C’était la première fois que je mettais les pieds dans cette ville. Et là comme pour de nombreuses personnes arrivant dans cette ville partagée pour la première fois, ce fut un choc. J’avais beau connaître la situation particulière de Berlin Ouest, avoir lu moults récits, il n’en reste pas moins que cette cicatrice de béton imposait d’emblée, par sa présence aussi bien que par les conséquences qu’elle avait produites, une intimidation. On se savait immédiatement posé à l’endroit de la veine sur laquelle il suffisait de poser la main pour prendre le pouls de cette guerre froide interminable. Mais bien d’autres sentiments, parfois confus ou indescriptibles sur le coup, nous habitaient durant ce séjour. Un mélange de sidération, comparable à celui qui saisit ceux qui viennent d’assister à un accident et qui ne parviennent pas à détourner le regard. Le franchissement de la frontière entre Berlin Ouest et Berlin Est, qu’il soit anonyme lorsque nous empruntions les lignes de métro qui traversaient certains quartiers de la partie Est de la ville pour se rendre de l’Ouest à l’Est de Berlin Ouest, ou bien qu’il soit officiel après l’obtention d’un visa journalier aux quelques checkpoints existants, constituaient une aventure pleine d’intérêts. Frissons et vertiges garantis, néanmoins sans risques pour nous citoyens occidentaux. Beaucoup de choses de la vie quotidienne étaient dissemblables, des vêtements aux ustensiles, des devantures de magasins aux produits de première nécessité. On finissait, non sans a priori, par distinguer à l’allure qui était de l’Est ou de l’Ouest. Une culture des clichés entretenue qui imprimait durablement en nos esprits la dualité du monde d’alors, de la ville en particulier. Bref, tout ceci pour dire que l’abondance des ressentis, parfois contradictoires, ne pouvait se diluer dans l’album photos d’un voyage inopiné.
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Virginie Symaniec – Veronika, tu as déjà publié Sursum corda au Ver à soie qui interrogeait la notion de frontières en narrant un amour absolu entre un Serbe de la Krajina déraciné lors de la guerre des Balkans et Charlotte, une Française. Cette fois, tu nous racontes une histoire dont une partie de l’action se déroule dans ton lieu de vie, Calais, tristement célèbre aujourd’hui pour sa jungle et sa brutalité vis-à-vis des migrants qui tentent de traverser la Manche pour se rendre en Angleterre au péril de leur vie. Tu décides cette fois d’écrire un conte qui narre l’histoire d’une femme dont les cheveux captent les paroles et les récits des noyés. Quelle est non seulement l’histoire de ce texte, mais aussi celle de ton engagement pour ceux que tu dénommes les migrateurs ? »
Veronika Boutinova – Le lien entre les deux textes est l’Europe, l’Europe d’hier, celle d’aujourd’hui. L’Europe, ses frontières. Sursum corda évoque les guerres de territoires dans les Balkans, rappelle les atrocités commises pour que la Yougoslavie demeure la Yougoslavie (ou la Grande Serbie) et ne soit pas démembrée en moult pays. Ce texte évoque encore l’impossible reconnection entre Est et Ouest malgré les retrouvailles des deux parties du continent.
Avec L’Homme qui flotte dans ma tête qui emmène Magda et Baptiste de la Manche en mer Egée, nous plongeons dans la gestion monstrueuse des réfugiés des guerres du monde entier qui souhaitent se mettre en sécurité au sein de nos frontières européennes. L’Europe est synonyme de paix pour les populations sous les bombes de Syrie, du Soudan, d’Afghanistan. Puis bien vite, les exilés comprennent que cette appellation est un leurre. Notre continent met en place des stratégies de guerre pour lutter contre la pénétration de ses terres par les étrangers et pour les en expulser. Les frontières tuent, parce que les Etats européens tentent de les rendre infranchissables. Que ce soit dans la gestion des vivants ou la gestion des morts, tous invisibilisés, nous n’avons plus visage humain : l’Europe est responsable d’un nouveau génocide, ne serait-ce qu’en Méditerranée, dont les fonds marins sont un cimetière dense, et aujourd’hui dans la Manche, là, à deux pas de chez moi. Comment ne pas devenir insomniaque ? Comment dormir à Calais-ville-frontière quand je vois dans le parc sous ma fenêtre des hommes donner des liasses de billets à un passeur, quand je vois les valises recouvertes de cellophane, quand je vois les enfants courir dans l’herbe, les bébés dans les bras de leur mère et que je les sais la nuit sur un dinghy dans les eaux dangereuses de la Manche ; que je les imagine flottant noyés ? Magda bien entendu c’est moi qui ne peux m’empêcher de me faire le film des naufrages, de voir et d’entendre les êtres humains en train de couler.
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Virginie Symaniec – Sébastien, tu viens de publier au Ver à soie le poème épique Espars illustré par Elza Lacotte et nous venons d’apprendre que ton livre est lauréat du Prix méditerranée « Poésie » 2023. Il est donc temps d’en parler un peu plus en détail. Pourquoi avoir voulu narrer une traversée de Villefranche à Cagliari sous Victor-Amédée III, âge d’or de la marine de Savoie dans le comté de Nice ? Ou comment l’histoire peut-elle faire suffisamment rêver pour qu’on écrive à partir d’elle un poème épique de 280 pages ?
Sébastien Cagnoli – Une de mes motivations était effectivement de partager l’histoire du Pays niçois : le fait que l’agglomération de Nice-Villefranche fût un port majeur d’un État européen pendant un demi-millénaire, de 1388 à 1860, est aujourd’hui largement méconnu.
Ensuite, du point de vue de la navigation maritime, le XVIIIe siècle est une période de transition qui stimule particulièrement l’imagination : c’est celle des grands voiliers, après les galères, avant la machine à vapeur. C’est l’époque des pirates et des grands récits d’aventures maritimes. C’est justement ce grand tournant scientifique qui va aboutir à la révolution industrielle : la navigation à voile nécessite des connaissances et des compétences très complexes, qui relèvent à la fois de l’astronomie, des mathématiques, de la mécanique, etc. Toutes ces sciences sont alors en plein essor, les mathématiques sont poussées au-delà de leurs derniers retranchements (je pense aux nombres complexes), et des applications immenses vont en résulter pour les générations à venir. Mais on a beau maîtriser les chiffres et les théories, la réalité reste imprévisible et difficile à appréhender. C’est le cœur du sujet : le rapport entre réel et imaginaire, entre pratique et théorie, entre vérité et légende…
V. S. – Est-ce parce que tu es aussi simplement passionné d’histoire et de voyages, voire de grandes épopées, ou bien parce que cela te permettait d’évoquer également une partie de ton histoire familiale ?
S. C. – Oui, mon histoire familiale est une des sources de ce livre. Mes recherches généalogiques m’ont permis de découvrir, sur l’histoire du Pays niçois, des choses qu’on n’apprend pas à l’école. Mes ancêtres ont été directement concernés par les nouveaux horizons économiques présentés d’abord par le développement de la marine royale à Villefranche et à Nice (nouveaux métiers dans les chantiers navals et en mer), ensuite par sa délocalisation à Gênes en 1815 (reconversion dans de nouveaux métiers en ville). De même, le parcours de mes ancêtres niçois qui ont servi dans la marine de Savoie et qui ont été appelés sous le drapeau vert-blanc-rouge pour deux « guerres d’indépendance italienne » en 1848 et en 1859 (voire pour la guerre de Crimée) m’a fait comprendre bien des choses sur l’histoire de l’Europe et de la Méditerranée. À vrai dire, la rédaction d’Espars est allée très vite : je n’ai fait que remanier des matériaux que j’avais accumulés depuis plus de dix ans – sous prétexte de recherches généalogiques – et autour desquels j’avais vaguement développé des récits de fiction qui n’avaient jamais abouti. Il manquait un déclic, une étincelle.
À propos de grandes épopées, je dois avouer que le Kalevala – l’épopée nationale finnoise – m’a certainement influencé, par exemple sur des figures de style comme les parallélismes ou les allitérations. Mais c’est aussi que toute épopée, toute poésie traditionnelle, repose sur des contraintes formelles plus ou moins strictes, plus ou moins intuitives, transmises de génération en génération. En l’occurrence il ne s’agit pas de poésie traditionnelle, bien sûr, mais l’influence s’en fait sentir, et je cherche à renouer avec une certaine tradition de poésie métrique.
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Dans cette Lettre ouverte, le traducteur et écrivain d’opposition biélorussien Alhierd Bacharevič fait part de sa peine et de sa culpabilité pour la guerre en Ukraine comme pour ses compatriotes. Pendant que le dirigeant autoritaire Aleksandr Loukachenka soutient l’invasion de son homologue russe Vladimir Poutine, Bacharevič s’oppose aux accusations qu’on lui lance que son pays devrait désormais être regardé comme une « tache de honte » sur la carte de l’Europe. Publiée dans le journal Ukrainskyi Tyzhden de Kyjv le 4 mars 2022, puis traduite en anglais par Jim Dingley pour le site Voxeurope, elle est traduite par Virginie Symaniec pour le site du Ver à soie.
Chers Ukrainiens ! Mes héros, mes chers amis.
Vous tous pour qui nous ressentons de la peine.
Je ne veux pas que cette lettre ressemble à une justification. Il est déjà trop tard pour essayer de se justifier auprès de l'Ukraine ; cela n'a aucun sens de le faire, la machine de guerre est déjà en marche, la mort avance de tous côtés, y compris dans ma patrie, et aucune tentative d'autojustification ne pourra y mettre un terme. Je ne veux pas non plus que cette lettre soit lue comme un acte de repentir. Que les gens qui ont du sang sur les mains se repentent. Vous êtes en guerre, vous défendez votre pays – et nous ne sommes pas à l'église. Nous sommes tous ensemble dans le prétoire de l'histoire, de part et d'autre d'une frontière entre civilisations que nous n'avons pas tracée.
Slovo a vojna – Marek Vadas – publié dans Knižná revue 2022/3, LIC, Bratislava : tribune traduite du slovaque par Hélène Prost, Sabine Bollack, Dragan Maricic et Julia Mistewicz, étudiants de slovaque à l’Inalco, Paris.
« Tu as déjà lu le roman de Tolstoï Opération spéciale et paix ? » Cette plaisanterie circule dans l’underground russe.
Elle illustre parfaitement la Russie d’aujourd’hui, où le mot guerre ne doit pas être prononcé, où rapporter les massacres de civils est passible de quinze ans de prison, et où les soldats russes se contentent de mener une opération spéciale pour se défendre et assurer la démilitarisation de leur voisin. Une Russie tombée dans une sombre dystopie, où les mots ont perdu leur sens.
De l’herbe à la place de Lviv
Pendant de nombreuses années, le monde occidental a allègrement isolé le régime russe, vivant tranquillement sa vie et ne prêtant aucune attention au vocable employé par les représentants russes. Il n’a pas pris au sérieux les propos émis lors des discussions sur les chaînes gouvernementales russes, qui exacerbaient jusqu’à l’absurde les déclarations des hommes politiques. J’ai moi-même, par le passé, eu à plusieurs reprises l’occasion de regarder un extrait de débat de l’émission phare du soir de la télévision russe. Le cynisme, l’arrogance, la bêtise, la malveillance et l’étroitesse d’esprit, les blagues sur l’herbe qui remplacera Lviv ou sur les armes nucléaires qui consumeront l’Amérique et l’Europe, le mépris envers les nations – j’ai contemplé tout cela comme un spectacle d’un autre monde. Il n’y avait pas que ces shows télévisés qui devaient renforcer l’assurance du régime totalitaire, laver quotidiennement le cerveau de ses propres habitants et repousser les limites du supportable. En les entendant, on ne pouvait que secouer la tête, et presque personne n’admettait qu’il fallait les prendre au mot, que, aux yeux de ces tragiques imitations d’humains, le monde occidental tout entier constitue l’ennemi qui paiera le prix pour sa société "civilisée". Les Ukrainiens ont probablement été les seuls à le comprendre.
Déjà bien avant l’invasion de l’Ukraine, l’actuel criminel de guerre et président Poutine avait affirmé que les Ukrainiens étaient en réalité des Russes, des frères, qui partagent une même identité. Si quelqu’un a décelé ne serait-ce qu’un semblant de ton amical dans son discours du mois de juillet dernier, c’est qu’il a dormi les dix dernières années. Ses mots indiquaient clairement que la fraternité ne signifiait plus ce qui prévalait jusqu’alors, qu’il ne reconnaissait aucune nation ukrainienne, et qu’il la rayerait de la carte en sa qualité de frère. Le frère se muera en victime.
Les mots qui tuent
Lorsque, vers 2012, les premiers sites de désinformation ainsi que les pages Facebook contenant des imbécillités sur le traitement du cancer grâce à l’eau de Javel et d’autres balivernes ésotériques du même acabit sont apparus chez nous, en Slovaquie, ils ont attiré une énorme masse de gens prêts à croire n’importe quoi, et qui allait être facile à manipuler et à influencer. Nous n’avons pas tardé à comprendre qu’ils faisaient partie intégrante de la propagande du Kremlin qui s’est assigné pour tâche de polariser et de fractionner la société, d’envahir chaque jour l’espace public à l’aide de théories conspirationnistes nouvelles et contradictoires, de parsemer des mensonges sur la vérité pour qu’elle soit cachée à notre vue. Nous avons considéré ces canaux de propagande comme des méthodes russes pour influencer l’opinion publique et imposer leurs intérêts : une Europe divisée par des querelles signifie une Europe plus faible et donc une Russie plus forte. Nous avons compris cela comme une affaire politique, sans chercher à discerner dans ces pensées leur visage véritable et brutal. Ce sont bien des mots qui tuent qui se sont répandus dans notre espace – qu’il s’agisse de la guérison par l’eau de Javel ou du refus du vaccin lors de la pandémie. Ils sont responsables de nombre de morts inutiles en Slovaquie. Ils sont porteurs de cynisme et de mépris pour l’humanité dans son ensemble.
La désinformation russe consiste tout d’abord en un narratif qui obscurcit la vérité sous une avalanche de demi-vérités, de mensonges et d’absurdités, qui permet ensuite de l’effacer complètement. Nous-mêmes, nous nous sommes habitués au fait que les fascistes traitent tout un chacun de fasciste, selon des instructions bien balisées, afin que les significations des mots se perdent dans le chaos. Selon Lavrov, l’opération spéciale russe doit empêcher la guerre qui pourrait venir du territoire ukrainien. C’est une paraphrase parfaite du slogan orwellien « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » Milonov, député de la Douma, a déclaré avec un enthousiasme sadique à la BBC que la Russie envoie à Kyiv des colombes de la paix, tandis que des jeunes gens bizarres parlent de dénazification dans des vidéos de propagande qui ont l’air de sortir tout droit de films de Léni Riefenstahl.
Cela fait longtemps que nous sommes en guerre
Les fake news et ceux qui les diffusent avaient la part belle chez nous, et aucune mesure n’a été prise à leur encontre pendant toutes ces années. Aucune interdiction, aucune punition, aucune sensibilisation dans les écoles, même s’il était facile de s’inspirer de l’étranger – de la Finlande, par exemple. La désinformation et ses dangers n’étaient évoqués dans les écoles qu’exceptionnellement, et quant à la lecture avertie, nous en sommes à l’âge de pierre. Finalement, aucun des gouvernements que nous avons eu depuis la création de la République slovaque n’a compris l’importance des questions liées à l’éducation et à la culture, l’importance d’apprendre aux gens à comprendre les mots. Comme si pendant dix ans il nous avait échappé que la Russie nous méprisait et nous considérait comme un ennemi contre lequel elle faisait la guerre, hybride pour l’instant. Pour mes connaissances ukrainiennes ces choses étaient évidentes : elles ont de riches souvenirs de l’Union soviétique. Elles ont leur expérience de la famine organisée par Staline et, par la suite, de la liquidation de l’intelligentsia et surtout des écrivains afin d’effacer la langue ukrainienne de la vie publique.
Enfin, les Ukrainiens sont dans une vraie guerre depuis 2014, et l’agression actuelle en est la suite logique. Ils savaient exactement ce qui se cachait derrière les mots du tyran : « Le Donetsk ne sert à rien à la Russie, ça ne l’intéresse pas, c’est toute l’Ukraine qu’elle veut », m’ont-ils expliqué il y a des années, et moi, à l’époque, même en rêve je ne pouvais imaginer l’ampleur de l’agression future.
Un voisin inconnu
Malgré notre proximité géographique nous ne connaissons que très peu l’Ukraine. Comme souvent dans cette région, l’attention se porte sur l’Occident et l’autre côté est automatiquement considéré comme quelque chose d’arriéré, qui n’est pas digne d’attention. La littérature de ce pays de 45 millions de habitants ne fait pas exception : on pourrait compter sur les doigts d’une main le nombre de livres traduits en slovaque ces dernières années. Il est vrai que les personnes intéressées par l’histoire ont pu trouver des livres sur ce territoire ensanglanté ; des auteurs comme Timothy Snyder, Anne Applebaum, David Satter, Orlando Figes, Michail Zygar, Ryszard Kapuscinski, Lawrence Schrad, Svetlana Alexievitch, Peter Pomerantsev ou Tomáš Forró ont expliqué bien des choses sur le fond historique et politique et les relations Kyiv-Moscou, mais aucun d’eux n’est ukrainien. En littérature n’ont été publiés chez nous que Serhiy Jadan, Yuri Andrukhovych, Taras Prokhasko et l’album illustré d’Andriy Lesiv et de Romana Romanyshyn. Jusqu’ici le regard sur le monde, les idées et les problèmes ukrainiens ont été complètement méconnus de nos lecteurs. Nous n’avions pas la possibilité de découvrir leur façon de penser et surtout ce qui se cache derrière leurs histoires. C’est aussi pourquoi, après le choc de l’agression militaire, nous sommes passés à un émerveillement surpris quand nous avons découvert la résolution de ce peuple, la fierté pour leur pays et pour les valeurs européennes qu’ils défendent au prix de leurs vies.
Les auteurs sur les barricades
J’ai eu l’occasion de me rendre à plusieurs reprises au salon du livre Bookforum de Lviv et au Salon international du livre de l’Arsenal de Kyiv. Ils comptent tous deux parmi les choses les plus intéressantes et les plus inspirantes qu’il m’ait été donné de découvrir dans le monde du livre. Des centaines de spectateurs se pressant lors des présentations de livres, des discussions engagées, un théâtre bondé lors des lectures nocturnes de poésie, un centre-ville foisonnant de personnes aux sacs débordants de livres, des soirées-débats autour de la littérature et de nouvelles idées, organisées sur les terrasses et dans les cours des palais historiques. Serhiy Jadan, Oksana Zaboujko, Taras Prokhasko, Sofia et Yuri Andrukhovych sont appréciés à l’étranger, ils sont de véritables superstars dans leur pays.
Lviv, fière ville historique ayant autrefois fait partie de l’Empire austro-hongrois, ville qui, dans l’imaginaire russe, devrait être rasée sous peu et ne laisser derrière elle que de l’herbe, se prépare aujourd’hui à une attaque russe. Dans le centre-ville, à la place des cafés et des stands vendant de la liqueur de griotte s’alignent des « hérissons » antichars et des sacs de sable prêts à l’emploi. La statue du Christ de la Cathédrale arménienne ainsi que les ouvrages précieux ont été mis à l’abri au sous-sol. La gare, pleine à craquer de réfugiés en provenance des villes détruites, est le témoin des dernières étreintes des pères avec leurs enfants et leurs épouses.
À l’université Ivan Franko, au département d’études slaves, on enseigne le slovaque, et plusieurs traductrices de talent y ont obtenu leur diplôme au cours des dernières années. Alexandra Kovalchuk a tout récemment traduit le roman de Balla Au nom du père, et Lydia Khoda traduit nos livres pour enfants. Mais aujourd’hui, des écrivaines et traductrices dispersées dans le centre-ville et les petites villes environnantes sont en quête de gilets pare-balles, fabriquent des cocktails molotov, font passer de l’aide humanitaire, organisent des évacuations, aident dans les centres d’hébergement temporaires et dans les centres médicaux. En ce moment, elles écrivent l’histoire.
Parmi ceux que je connais, personne n’a encore besoin d’aide pour évacuer. Un merci poli et toujours la même réponse : « Si vous voulez nous soutenir, envoyez quelques euros à notre armée. » D’autres mots seraient superflus, le temps manque. Tout le monde reste chez soi. L’horreur et le désespoir nous submergent lorsque nous suivons de loin les attaques contre la population civile, mais les Ukrainiens restent calmes en apparence. Ils sont remplis de colère et pleins de détermination, car ils défendent la civilisation face à la barbarie. Nous aurions pu découvrir cela il y a déjà longtemps dans leurs livres, mais nous n’avons pas encore mis la main dessus.
Lorsque j’ai voulu envoyer ses honoraires à Oleksandr Irvanets, suite à la publication de son poème sur Irpin, ville bombardée, il m’a fait savoir que ça pouvait attendre. Quand l’Ukraine remportera la victoire, il viendra en Slovaquie et s’en servira pour acheter de la borovička, notre gin slovaque.